Décaler : (v. tr.) - Enlever la cale à ; changer l'équilibre, l'aplomb .

/ Vivre à l'étranger, c'est larguer les amarres et expérimenter le décalage / Ailleurs, on se trouve dans une posture délicate, il faut apprendre à ajuster son regard, rééquilibrer sa pensée / S'adapter et s'intégrer... / Ce blog est le fruit de mes interrogations perpétuelles, de mon regard français qui se promène sur le Cameroun, toujours un peu décalé.

samedi 18 décembre 2010

La crise ivoirienne vue du Cameroun : Illusions perdues

Depuis le début des élections en Côte d’Ivoire, les Camerounais sont très attentifs à ce qui se passe chez leur voisin de l’Ouest. Dans les bars, les débats vont bon trains : pro-Gbagbo et pro-Ouattara se lancent dans des diatribes enflammées. Il est question des pratiques politiques, de l’avenir de l’Afrique, mais aussi (et surtout) des futures élections au Cameroun. Les événements en Côte d’Ivoire engagent les citoyens camerounais à des conjectures et des  transpositions : Cameroun - Côte d’Ivoire, même combat ? Alors que le Cameroun se prépare aux présidentielles de 2011, l'identification est forte. Une chose est sûre : vue de France ou vue du Cameroun, la crise ivoirienne n’a pas les mêmes contours et révèle des sensibilités bien différentes. Incursion dans la presse camerounaise, qui offre une autre analyse de la situation, en décalage avec l'information relayée par les médias occidentaux.


Une leçon de démocratie

Fin novembre, le quotidien camerounais Le Jour a publié un dossier : « Election : l’exemple qui vient de la Côte d’Ivoire ». Il est question de la gestion des bureaux de vote en Côte d’Ivoire, des mesures de sécurité et du débat télévisé qui a opposé Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, , le 25 novembre dernier.
Ce face à face historique a été suivi avec intérêt au Cameroun. Selon des témoignages recueillis par Le Jour , la Côte d’Ivoire donne « une leçon de démocratie apaisée, à la face du monde » (Mouhaman Toukour, maire UNDP de Ngaoundéré 2ème). « Laurent Gbagbo, les Ivoiriens et la Côte d'Ivoire ouvrent […] la porte, tracent la voie à suivre par les autres Africains, en inaugurant la pratique du débat contradictoire pour les deux finalistes d'une élection présidentielle.» (Enoh Meyomesse, analyste politique). Le sujet est également un prétexte, pour les hommes politiques camerounais, à formuler des revendications à l’approche des élections présidentielles, prévues fin 2011 : ils dénoncent « le retard » du Cameroun, dont la structuration électorale n’a jamais permis un second tour de scrutin et demandent l’instauration de débats publics, permettant une réelle confrontation du pouvoir en place avec les partis d’opposition. Ils soulignent  le manque de transparence et de neutralité de la structure en charge de l’organisation électorale, Elécam, et demandent une révision de son fonctionnement.


Du grain à moudre

Selon le quotidien Mutations, le modèle ivoirien a généré un élan d’ouverture au sein du parti au pouvoir, le Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC) : « On peut d’abord considérer que le récent face à face Alassane Ouattara-Laurent Gbagbo, peu avant le second tour de l’élection ivoirienne du 28 novembre dernier, a levé les derniers verrous des caciques et extrémistes du RDPC ». Ainsi, le Président camerounais Paul Biya, semble faire amende honorable et parer aux attaques de ses détracteurs. Pas de dialogue avec l’opposition ? Qu’à cela ne tienne, pour la première fois depuis qu’il est au pouvoir, il a demandé à rencontrer officiellement son principal rival, John Fru Ndi (président du Social Democratic Front). L’entrevue, qui a fait les gorges chaudes de la presse,  a eu lieu à Bamenda le 10 décembre dernier. Ce véritable « coup médiatique», qui fait le jeu de la démocratie, n’est certes étranger à la stratégie préélectorale de Paul Biya, dont la légitimité a été mise à mal suite aux émeutes de février 2008 (qui ont culminé lorsque Paul Biya a annoncé sont projet de modifier la constitution, afin de pouvoir se représenter aux présidentielles de 2011). Mutations ajoute que  « la rencontre de Bamenda pourrait déboucher sur la capacité pour le chef de l’Etat à dépoussiérer les propositions de la Commission Joseph Owona qui, en 1995, […], avait suggéré l’institutionnalisation du statut de l’opposition et de son chef. Parce que l’avenir est imprévisible, et l’histoire impitoyable. »  On ne pouvait mieux dire …

Patatras

… car depuis début décembre, la Côte d’Ivoire qui semblait pourtant si bien partie, se retrouve avec une épée de Damoclès au dessus du drapeau. Au Cameroun, l’opinion publique déchante et se divise. Le journal officiel, le Cameroon Tribune, se perd dans ses déclarations : le jeudi 02 décembre 2010, il titre : « Alassane Ouattara déclaré élu à a présidentielle ivoirienne ». Puis le dimanche 05, il annonce finalement : « Côte d’Ivoire : réélu, Gbagbo prête serment ». Depuis lors, il s’en tient aux faits et au flou institutionnel, tout en regrettant la débâcle qui secoue le pays.
Si la quelques journaux indépendants se rangent  du côté de la Commission Electorale Indépendante (CEI) et de la communauté internationale  - a l’instar du quotidien Mutations, qui dépeint Laurent Gbagbo comme un « bouffon tragique », qui reste « accroché au nationalisme, corde sensible de la population» - le portail d’information Cameroun Actu révèle que dans l’ensemble, « l’opinion publique prend fait et cause pour Laurent Gbagbo », et considère que les institutions occidentales manipulent les opinions et attisent les divisions.
De son côté, l’Union of the populations of Cameroon, (l’UPC, le parti d’opposition historique au Cameroun), appelle les Ivoiriens à soutenir Laurent Gbagbo et en profite pour dénoncer « l’ingérence étrangère qui constitue une atteinte à la souveraineté d’un pays indépendant » (déclaration de l’UPC, 08.12. 2010). Ainsi, à la question de la démocratie, se superpose celle de l’indépendance « réelle » de l’Afrique.  
À ce sujet, La Nouvelle expression  s’interroge :
« Les Africains s’accommodent-ils mal de la démocratie ? […]Ce qui se passe depuis la semaine dernière en Côte d’Ivoire illustre à suffisance des atermoiements des Africains à s’approprier et à implémenter la démocratie occidentale.» La crise en Côte d’Ivoire relève de l’affrontement entre « légitimité » et « légalité », qui oppose, en Afrique, le « chef » et les institutions démocratiques, le modèle traditionnel et le modèle occidental. Finalement, selon La Nouvelle Expression, la Côte d’Ivoire s’est engouffrée la contradiction paradigmatique de la politique africaine.
Du côté du bar de quartier, les discussions vont bel et bien dans ce sens : Guy, chauffeur de taxi, s’anime : « les occidentaux ne viennent là que pour mettre la pagaille ! Et la CEI agit au mépris de la constitution ivoirienne ! » Un autre client de « Chez Isaïe » intervient : « ce qu’il nous faut, chez nous, c’est un pouvoir fort. Le modèle occidental n’est pas bon pour nous, ce qu’il nous faut plutôt, c’est un modèle à la chinoise. C’est pourquoi je pense que Gbagbo ne doit pas céder à la pression internationale. »

Espoir déçu

Toutefois, l’espoir d’un modèle d’élections apaisées, sur lequel le Cameroun pourrait s’inspirer, a fait place à de sombres bilans. « Les plus récentes évolutions sur le terrain (ivoirien, ndlr) ont conduit, hélas ! au désenchantement, à la désillusion. En effet, les Ivoiriens ont incontestablement été rattrapés par les vieux démons de la division, de l’intolérance, du rejet de l’autre. Toutes choses qui font le lit de la violence, de la haine. L’on avait donc jubilé trop tôt ? Assurément ! […] L’image de l’Afrique ne s’en trouve que plus écornée. Atavismes ? Que reste-t-il des engagements pris solennellement aux yeux du monde ? » (Cameroon Tribune, le 03.12.2010). La Côte d’Ivoire sert d’étalon pour mesurer les évolutions de l’Afrique : « La situation en Côte d’Ivoire nous révèle tant de choses sur la fragilité de la réalité de notre continent. […] C’est cette rigidité, cet entêtement qui a été à la source de tant de guerres, de tragédies et de dictatures qui font que l’Afrique n’est pas toujours sortie de l’ornière[…] La grandeur d’âme d’un Mandela reste une denrée rare sur le continent. (« La rigidité de l’africain », Mutations).
Le fatalisme et la déception causés par la crise ivoirienne ne peuvent se lire qu’à l’aune des attentes et de la fébrilité qui se cristallisent autour de la prochaine échéance électorale au Cameroun. Après la crise de 2008, les Camerounais ont conscience de l’enjeu que représentent les élections présidentielles de 2011. Cependant, dans la rue, l’on entend souvent les débats les plus vifs se clorent sur une boutade accablée : « Le changement ?! quel changement ? Laisse ça… »
En tout état de cause, l’interprétation de la crise ivoirienne est radicalement différente sur le continent et la question de la légitimité de Laurent Gbagbo fait écho, au delà des frontières de la Côte d’Ivoire. Les positions de la communauté internationale se heurtent au problème de la souveraineté des Etats africains qui viennent de célébrer le cinquantenaire des indépendances. Ce décalage est ressenti de manière aigue au Cameroun : « Chez Isaïe », où la dernière déclaration de Nicolas Sarkozy à ce sujet est retransmise à la radio, on lève les yeux au ciel…

1 commentaire:

  1. "On gagne ou on gagne" avait dit le camp Gbgabo avant les élections. Qu'on aime ou qu'on aime pas la France, une chose est certaine: C'est le conseil constitionnel de la Cote D'ivoire qui a foulé du pied la constitution. Il est écrit noir sur blanc que si les élections n'étaient pas crédibles, elles doivent être annulées et reprises dans les 45 jours qui suivent. Celà a-t-il été fait ? Le conseil constitionnel a tout simplement abusé de la constitution. C'est une faute grave et ce fait ne doit pas faire école en Afrique. Faisons beaucoup attention ! Ca n'arrive pas seulement qu'aux autres. Le conseil constitutionnel du Cameroun pourra bien s'en inspirer et attendons de voir comment les camerounais vont réagir. A chacun son tour chez le coiffeur ! Alors, ne déplaçons pas le débat sur le terrain du néo-colonialisme ou de la souveraineté. Time will tell !

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